La Sagaie

Michel, le mercenaire belge et La Plume, le journaliste français, fuient le Kivu et les combats atroces de l'Indépendance du Congo

Les deux hommes, poussiéreux, contemplaient béatement le lac.

Michel posa son pistolet mitrailleur contre un arbre, retira son ceinturon où pendait son revolver P45, puis ôta rapidement sa tenue de camouflage et ses bottes et se précipita dans l'eau. Il criait en s'aspergeant :
- Viens !..La Plume!..C'est formidable !


Le géant, affalé contre un petit rocher, prit son paquet de cigarettes dans la poche de sa chemise, inondée de sueur :
- Pas envie de me faire bouffer par un croco !
- Tu es dingue !.. les crocos ne bouffent pas les mercenaires, et encore moins les déserteurs.

La Plume aspirait lentement la fumée ; il émit un petit gémissement en se soulevant pour prendre une position plus confortable :
- Nous ne sommes pas des déserteurs, nous avons simplement quitté des gars qui vont se laisser crever sans savoir pourquoi.

Michel cessa de s'agiter. Il fixait dans le lointain les montagnes du Bukavu :
- Combien, crois-tu, vont pouvoir s'en tirer ?
- Aucun. Il n'y avait qu'un moyen, c'était de passer à travers les lignes des gouvernementaux, comme nous l'avons fait ; plus j'y pense, plus je crois que nous avons eu une sacrée chance ; vivement la fin de ce cauchemar !


Michel sortait de l'eau, la figure et les bras presque noircis par le soleil faisaient ressortir un corps blanc et musclé. Il empoigna son treillis et le balança en le secouant. L'eau prit immédiatement une teinte rougeâtre.
- Quelle saloperie cette poussière rouge !.. dans la flotte, on dirait du sang.

Le géant sortit un des petits carnets dont ses poches étaient pleines.
- Tant que tu gardes celui que tu as dans les veines !.. ronchonna-t-il.
- Ça y est, il recommence...mais tu ne vas quand même pas écrire jusqu'au Soudan !
- Mon petit vieux, je vais écrire le bouquin de ma vie. J'en ai marre de travailler pour des journaux qui te payent avec des élastiques. Cette aventure va me rapporter du blé, ça je te le jure ; au moins je n'aurai pas risqué ma peau pour rien.


Son uniforme étalé au soleil, Michel se leva en faisant saillir ses muscles.
- Si tu me prends comme héros dans ton livre, ça pourra faire un succès.

La Plume s'esclaffa :
- Tu parles d'un héros !..Tu t'es fait mercenaire sans savoir où tu allais, pour fuir ta putain de ville de Bruxelles, où les nénettes sont tellement tartes qu'il vaut encore mieux se taper une bougnoule. Regarde ce que moi j'ai quitté à Paris, ça c'est de la femme !
- Ah ! Je l'ai vue des centaines de fois, ta photo !.. Moi, si j'avais eu une pépée pareille, je ne serais pas venu faire le singe dans ce foutu bled... d'autant qu'elle ne doit pas avoir trop de problèmes pour trouver un autre con ?
- Ta gueule !..Déconne tant que tu veux, mais pas sur ma femme.
- OK..OK... ( il s'assit à côté de son ami )... Mais les nanas de Bruxelles ne sont pas plus moches que les Parisiennes. J'ai foutu le camp parce que j'en avais marre de la gueule et de la boutique de mon oncle.
- Il t'a quand même permis de faire tes études de sculpteur, non ?
- Tu parles !.. je les ai payées, mes études ; tous les soirs pendant six ans, j'ai réparé des chaussures dans une puanteur de cuir et de pieds. Tu es déjà entré dans une cordonnerie ?
- Ben oui, comme tout le monde. Le fait est que cela pue.
- Non ça ne pue pas, éa schlingue à te faire dégueuler et c'est tellement infect que j'ai cette odeur de panards dans le nez pour le restant de mes jours...tu comprends, que ce soit un feu de brousse ou un parfum de chez Dior, pour moi ça sent le pied !.. Quand on a trouvé ce village avec tous les cadavres qui pourrissaient au soleil depuis des semaines, moi je ne sentais que leurs pieds. Voilà pourquoi je me suis barré, parce que je ne pouvais pas vivre de ma sculpture et que j'étais condamné à humer des orteils bruxellois pour le restant de mes jours.

La Plume éclata de rire :
- Tu sais que tu ferais un bon écrivain ? Ce n'est pas l'imagination qui te manque, mais pieds ou pas pieds, je crois qu'il est temps d'y aller.


Le soleil de midi avait séché ses vêtements. Michel se rhabilla, et La Plume se leva en s'étirant :
- Ecoute...Tu sais ce qui donne son mystère à l'Afrique ? C'est que tout y est étouffé, il n'y a pas de résonance.

Au loin, un hippopotame engueulait sa femelle.


Ils avaient repris la route dans la poussière rouge. Michel marchait devant et le géant traînait un peu la patte :
- Dis-moi, La Plume, combien de temps crois-tu que nous mettrons pour arriver au Soudan ?
- Ça mon vieux, entre 15 jours et un mois, ça dépend du temps que nous perdrons à la chasse ; pour les points d'eau, pas de problèmes, je les ai tous relevés sur la carte.
- A condition que les rivières ne soient pas à sec...
- Tu sais bien que la saison des pluies a commencé. Tout ira bien, ne t'inquiète pas. Si on peut éviter les macaques du gouvernement, on se retrouvera bientôt à l'aéroport de Khartoum devant un bon whisky bien frais.
- Alors il faudrait peut-être que tu te grouilles un peu, parce que si nous commençons à flâner maintenant, la glace va fondre dans les whiskies.

Ils accélérèrent le pas.


Le soir, les bruits de la brousse commençaient à changer. Les cris des singes semblaient plus aigus et le crissement des cigales devenait un sifflement continu. Ils firent une halte pour manger une boîte de rations. Michel s'était calé le dos contre un arbre ; La Plume, appuyé sur un coude, alluma une cigarette.
- Que feras-tu quand tu n'auras plus rien à fumer, demanda le Belge ?
- Je roulerai des feuilles de manguier. C'est infect, mais cela fait passer l'idée.
- Tu es vraiment certain qu'il vaut mieux marcher la nuit ?
- Je crois que s'il y a des patrouilles, on les repérera mieux la nuit. N'oublie pas qu'ils se déplacent en Jeep.
- Moi, il y a une chose qui me tracasse, c'est que nous allons traverser tout l'ancien Parc Albert. C'est plein de gibier, d'accord, mais aussi plein de sales bêtes qui chassent la nuit et risquent de nous tomber sur le poil.
- Je préfère encore me faire becqueter par un léopard, plutôt que de pourrir au bagne de Kinshasa pendant 30 ans !
- Moi je préférerais marcher de jour, mais on peut faire un essai, tu as peut-être raison.

Le Belge prit sa machette et entreprit d'enterrer consciencieusement sa boîte de conserve. La Plume écarquillait les yeux, incrédule :
- Mais qu'est-ce que tu fous ?

Michel resta interloqué puis, jetant sa boîte en riant :
- Tu as raison, c'est un réflexe de boy-scout.
- Debout mon vieux !.. le jour de gloire est arrivé.


En fait de jour de gloire, la nuit était de plus en plus noire. Ils se mirent en marche.

Vers minuit, des grosses gouttes de pluie se mirent à tomber. Ils sortirent leurs bâches, sortes de gros impermables avec, comme les ponchos, un trou pour passer la tête, et remirent leurs chapeaux à larges bords.

Ils distinguaient à peine la trouée de la route, par la silhouette des arbres sur le fond du ciel. Maintenant, la pluie tombait comme si le Bon Dieu déversait des millions de seaux d'eau sur la Terre. Pliés en deux, ils tentèrent de continuer, mais cela prit une telle intensité que Michel hurla : "Si on s'arrêtait ?"

Il entendit sur sa droite une chute et un bruit de branche cassée, suivis d'un juron.
- Tu t'es cassé la gueule ?

Un gémissement lui répondit.
- La Plume, où es-tu, nom de Dieu, réponds!..
- Ici... je me suis cassé la cheville !

La voix était haletante. Michel comprit que le bruit de branche cassée devait être celui de la jambe de son copain.
- Attends, j'arrive, ce n'est peut-être pas grave ( Il ne se rendait pas compte de l'idiotie de ses paroles )
- Aïe !.. tu me marches sur la main.
- Ne t'affole pas, tâche de savoir exactement ce que tu as.

Ils hurlaient tous les deux pour se faire entendre.
- Tu n'as pas entendu craquer ? J'ai marché dans un trou, puis j'ai trébuché...C'est la cheville, sûr !.. merde de merde de merde !...


Michel s'était assis dans la boue, dépassé par les événements. A cet instant, des phares balayèrent l'horizon.
- Une bagnole!...vite, cachons-nous!

Dans sa précipitation, il trébucha sur son copain.
- Attends, je vais te tirer par les épaules.

Glissant et pataugeant, ils finirent par se dissimuler dans les fourrés qui bordaient la route. La Jeep passa à quelques mètres, la radio à fond hurlant des airs congolais, puis les feux se perdirent dans le rideau de pluie.
- Connerie de musique !

La Plume gémissait :
- Je suis foutu. Continue tout seul, moi je n'y arriverai jamais. Je suis foutu. Ecoute, avant de partir, tire-moi une balle dans la tête, je ne veux pas me faire dévorer vivant.
- Ta gueule !..On est partis à deux, on arrivera à deux. Le tout, c'est de ne pas perdre notre sang-froid. D'abord, tâche de pioncer un peu. As-tu mal ?
- Non, je ne sens pas du tout mon pied.
- Alors roupille un peu. Dès qu'il fera jour, je te ferai une attelle et une béquille. Cela prendra du temps, mais on y arrivera.

Il y eut une minute de silence, puis La plume murmura :
- Merci mon vieux.


Le soleil du matin réchauffait la brousse transie. Le Belge ouvrit un œil, se leva et fit quelques mouvements pour se réchauffer. La Plume, les yeux grands ouverts, semblait prostré.
- Comment ça va ? As-tu pu dormir ?
- Pas fermé l'œil. J'ai eu des élancements toute la nuit. Tu sais, je ne crois pas pouvoir bouger.
- Bon, enlève ta botte, on va voir ça de plus près.

Il défit les deux boucles de ses "rangers" puis délaça lentement. Michel retira la chaussure avec précaution. Le journaliste cria et se laissa tomber sur le dos :
- Arrête, ne touche pas, ce n'est pas supportable.
- Détends-toi, je vais faire du café.

En quelques minutes, il alluma un petit feu, fit chauffer l'eau de sa gourde dans une gamelle, puis versa dans un gobelet du Nescafé et du sucre. La Plume huma le café, but doucement et, tirant son paquet de cigarettes, il en trouva une presque sèche.

Michel avait fendu une branche en deux pour les attelles, et coupé une autre branche, fourchue, pour confectionner une béquille. Il prit les dimensions du grand corps de son ami et coupa la branche à la longueur voulue.

La Plume le regardait faire en sirotant les dernières gouttes de café, il aspira profondément la dernière bouffée de sa cigarette :
- N'oublie pas que je pèse cent kilos !..
- Ne t'inquiète pas, c'est du solide. Maintenant, mon pote, il va falloir serrer les dents !

Il sortit les bandes de la trousse de secours, ajusta les attelles sur les côtés de la cheville, et commença à serrer très fort. La Plume hurla de douleur et donna à Michel un violent coup de pied de sa jambe valide, l'envoyant s'étaler à deux mètres de là...et vomit son café.

Michel se releva et s'agenouilla doucement près de son copain :
- Alors mon vieux, ça fait si mal que ça ?
- C'est impossible, tu m'entends, impossible. C'est...

Michel avait bien visé : son poing atteignit le Français à la pointe du menton, et il doubla pour plus de sûreté, puis il banda la jambe. Quand tout fut terminé, il mouilla son mouchoir et épongea le front du journaliste, qui battit des cils et ouvrit les yeux :
- Michel...tu...tu m'as...
- Hé oui, je t'ai collé un pain, il n'y avait rien d'autre à faire.
- Sacrée droite, nom de Dieu!..
- J'ai taillé ta chaussure en pantoufle. Cela nous permettra d'atteindre le prochain village. Là, nous nous arrêterons jusqu'à ce que tu sois guéri.
- Mais un village, c'est dangereux...
- Ce serait encore plus dangereux de te tirer une balle, comme tu le demandais cette nuit. Allez, debout. Essaye ta béquille, moi je prends ton sac.

Ils se mirent en route. A chaque pas, La Plume gémissait, puis petit à petit il prit un rythme. Après une demi-heure, il demanda à s'arrêter.
- Juste un instant, mon vieux...tu tiens un bon rythme, la douleur reviendra si on s'arrête, et ce sera atroce de repartir.
- Tu as raison, je ne souffre pas trop, autant ne pas perdre de temps.

Cahin-caha, ils marchèrent toute la journée, lentement, au rythme des haltes que, de temps en temps, il fallait bien accorder au blessé. Une journée interminable. La Plume ne disait rien, se plaignant seulement de la chaleur, jurant contre les moustiques, pestant contre sa lenteur absurde. Tout en récriminant, il marchait, stoïque, s'étonnant à chaque instant d'être encore debout...

( fin de l'extrait )

Nos deux héros vont connaître pas mal de péripéties avant d'arriver au Soudan, quelques autres pour arriver à Khartoum et rentrer à Paris ne sera pas simple. La Plume se fera voler ses carnets et sombrera dans l'alcool. Le voleur publiera son histoire, un best-seller avec à la clé un prix littéraire. Pendant la réception chez l'éditeur, une sagaie venue d'on ne sait où et lancée par on ne sait qui fera justice de l'escroc.

( Il est bien évident que la suite ne peut pas être donnée ici, faute de place d'une part, et de copyright d'autre part, les droits appartenant à la fille de Pec )


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